Pourquoi les femmes fantasment d'être soumises ?
Pourquoi les femmes fantasment d’être soumises ?
On croit souvent que les fictions comme « 50 Nuances de Grey » sont misogynes et patriarcales. On se trompe. La preuve par la biologie.
Dans la vie d'un éthologue, il vient toujours un temps où l'on se sent obligé de compléter la phrase : « L'humain est le seul animal qui… » Ces dernières décennies, ce fut notamment le cas avec « fabrique des outils » ou « fait du feu ». Mais, l'une après l'autre, ces possibles marques d'une spécificité humaine ont disparu à mesure que des spécialistes ont su détecter ces comportements dans la nature.
Les chimpanzés fabriquent des outils. Les milans et les faucons se servent du feu. Quant au langage, s'il a beau sembler effectivement propre à notre espèce, ce n'est que par sa complexité que nous nous distinguons – pas parce que nous usons d'une forme de communication. Mais qu'importe tous ces ratés, je persévère et propose cette réponse au défi de « l'unicité humaine » : l'humain est le seul animal qui croit ne pas en être un.
Ce refus d'admettre que les règles de la biologie s'appliquent à nous est un thème qui m'est cher. Mais le point positif lorsqu'on est – comme moi – un spécialiste du comportement humain, c'est qu'il est souvent assez facile de trouver des versions animales de tendances humaines que l'on croit paradoxales pour, ainsi, élaborer des modèles expliquant pourquoi tel trait a pu être sélectionné par l'évolution et se maintenir dans notre espèce. Qu'est-ce que j'entends par « paradoxal » ? Par exemple, ce qui suit.
Subversion ultime du mécanisme de choix femelle
À moins de vivre dans une grotte, vous devez savoir que l'un des plus gros succès de librairie de notre histoire récente est la série des Cinquante Nuances de Grey d'E. L. James (LGF, 2014), par ailleurs déclinée en films. Des livres – pour les ermites qui me lisent, donc – racontant l'histoire d'amour « olé-olé » entre une étudiante et un riche homme d'affaires goûtant les jeux de bondage, de domination et de sadisme – ou BDSM, avec le M de masochisme en plus. Pour bon nombre de lecteurs et de critiques, ces best-sellers prouvent les « fantasmes de viol » des femmes. Et c'est là que tout spécialiste du comportement ayant deux sous de connaissance en biologie saute au plafond.
Parce qu'en termes reproductifs, le viol est la subversion ultime du mécanisme de choix femelle. En toute bonne logique biologique, ce mécanisme est donc farouchement défendu par les êtres de sexe féminin. Comment des femmes pourraient-elles activement – et plaisamment – fantasmer sur ce genre d'empêchement ?
Et ce n'est pas comme si Cinquante Nuances de Grey faisait figure d'exception. Les fantasmes féminins pour des hommes forts et dominants, allant jusqu'à des formes extrêmes de contrôle sexuel, se retrouvent aux quatre coins de la planète et à toutes les époques (oui, il existe également des versions masculines de ces fantasmes, mais chaque chose en son temps). Qu'avons-nous ici ? Un fantasme masculin projeté sur des femmes en réalité réfractaires ? Du patriarcat intériorisé ? Un étrange sous-produit du monde d'Internet ?
Voies vaginales labyrinthiques
Aucune de ces explications n'est nécessaire. Le conflit sexuel faisant qu'un sexe avance ses intérêts reproductifs aux dépens de l'autre est un phénomène omniprésent dans la nature. Parmi ses cas les plus évidents, on peut citer la coercition sexuelle – en général (mais pas toujours) exercée par les mâles au détriment des femelles – et la fraude à la paternité, qui conduit un mâle à investir dans une progéniture qui n'est pas la sienne.
Mâles et femelles sont en potentiel conflit non seulement avec les membres de leur propre sexe, mais aussi avec le sexe avec lequel ils veulent s'accoupler. D'où le développement de mécanismes visant à contrecarrer les stratégies coûteuses mises en œuvre par l'autre sexe et à affiner leurs propres petites techniques. S'ensuit une guerre sans fin – une course à l'armement évolutionnaire.
Par exemple, chez certaines espèces comme les abeilles, les mâles laissent des bouts de leur pénis dans leur partenaire comme une sorte de ceinture de chasteté bloquant l'accès de leurs concurrents et les privant ainsi d'accouplement. Chez d'autres, comme les canards, les femelles ont développé des voies vaginales labyrinthiques visant à perdre les spermatozoïdes en cas de copulation forcée. Autant vous dire que c'est la jungle par là-bas !
Minimiser d'éventuels « écarts de conduite » de ces dames
Mais c'est aussi la jungle par ici. À savoir, dans les têtes humaines. L'évolution n'a peut-être pas doté notre espèce de pénis explosifs ou de vagins en forme de tire-bouchon, mais elle nous a permis d'opter pour des stratégies sociales des plus complexes. Qui se manifestent par des comportements, des coutumes et, oui, des fantasmes.
Revenons donc à notre premier paradoxe : pourquoi les livres les plus vendus ces dernières années semblent-ils raconter une complète subversion du choix sexuel féminin ? La réponse est simple : parce que ce n'est pas cette histoire qu'ils nous racontent. Cinquante Nuances de Grey n'a rien à voir avec le viol. Ce que nous expose E. L. James, c'est un échange de pouvoir mutuellement consenti.
Malgré l'apparent déséquilibre en faveur de l'homme dans ces romans et ces films, une appréhension plus finement biologique des choses nous révèle un tout autre niveau de vérité. Face au conflit intersexuel, convenir d'une stratégie d'équilibre de la terreur génétique est une des solutions. Dans cette configuration, aucun des partenaires ne peut abandonner l'autre sans risquer la perte reproductive totale pour les deux.
La monogamie socialement imposée est un cas d'école. Elle augmente la certitude de paternité – ce qui favorise la moitié masculine de l'équation. Reste que cette « monogamie » peut elle-même être subvertie et devenir unilatérale. Par exemple, l'humanité regorge de pratiques signalant que la femme n'a pas le droit de batifoler sans qu'aucune coutume comparable ne soit imposée en cas de désertion de l'homme.
Parmi les exemples les plus connus de ces pratiques culturelles, divers types d'interventions physiques visent à prévenir ou à minimiser d'éventuels « écarts de conduite » de ces dames, comme les pieds bandés en Chine impériale, les anneaux autour des cous des « femmes girafes » de la tribu Karen ou les tentatives de réduction du désir sexuel par mutilation génitale afin de rendre ses filles « bonnes à marier ».
Sauf que ce ne sont pas ces pratiques qui font fantasmer les femmes. Ce qui devrait nous mettre la puce à l'oreille et nous faire comprendre que la solution BDSM au conflit sexuel n'est pas imposée aux femmes, mais qu'elle est au contraire voulue par elles. Examinons donc de plus près ce soi-disant « fantasme de viol ».
Érotisme très spécifique
À chaque génération ou presque – soit, grosso modo, tous les vingt-cinq ans –, une femme (c'est toujours une femme) écrit un livre érotique, et d'un érotisme très spécifique. Un livre souvent publié sous pseudonyme, de manière clandestine, ou les deux à la fois. Qui va connaître un énorme succès sous le manteau jusqu'à être adapté en film. Dont la sortie s'accompagne de critiques acerbes passant totalement à côté de son sujet, notamment parce qu'elles le conspuent comme un fantasme de domination masculine. Et rebelote à la génération suivante avec à peu près la même trame.
Parfois, l'œuvre est bien écrite et peut devenir un classique littéraire. Parfois, c'est une ineptie sans le moindre intérêt esthétique. Mais dans tous les cas, la similitude des thèmes est telle qu'elle a de quoi sembler terrifiante à l'œil non averti. Ainsi, on y trouve toujours comme protagoniste un homme riche, puissant et sociopathe qui n'a que faire des règles s'appliquant au commun des mortels. Qui n'a souvent même pas de nom complet et se contente d'un titre. Qui est invariablement fort, cultivé et impitoyable, parfois violent, mais jamais avec l'héroïne.
Un type grand et large d'épaules, sans pour autant afficher la carrure d'un bodybuilder. Qui s'habille avec soin et dépense son argent sans compter. En général, c'est un noble s'il est européen ou, s'il ne l'est pas, il est dans l'équivalent nouveau monde de l'aristocratie – un magnat de la finance, des médias ou des affaires. La thématique sexuelle sera le BDSM et le couple passera des heures à en discuter la signification et à en négocier les termes.
Avantages reproductifs
Et ce qu'on observe aussi, toujours, ce sont des détracteurs du livre qui – au mépris de toutes les preuves – affirment que son autrice est en réalité un auteur. Certes, les hommes fantasment eux aussi sur la domination, l'ascendant, le statut, la cruauté, l'absence de responsabilité et le fait de ne devoir rendre de comptes à personne – comme en atteste la popularité des James Bond. À ceci près que la version masculine typique de ce fantasme met en scène une ribambelle de femmes attirantes et une absence totale d'engagement. Soit une trame totalement différente du fantasme féminin.
Pourquoi ? Parce qu'en multipliant les partenaires, les hommes multiplient par la même occasion leurs avantages reproductifs. Ce qui n'est pas le cas des femmes. Par contre, biologiquement parlant, tel est l'optimal féminin : trouver un homme qui pourrait séduire n'importe qui et arriver à ce qu'il ne regarde plus que vous. Vous avez du mal à le croire ? Laissez-moi passer en revue les pièces à conviction.
Cinquante Nuances de Grey, publié en 2011 et écrit par Erika James, s'est vendu à plus de 50 millions d'exemplaires et a été adapté en plusieurs films. La directrice d'Anne Summers, chaîne de sex-shops britannique à la clientèle quasi exclusivement féminine, a fait état d'un « effet 50 Nuances » : des femmes enhardies par cette lecture qui entraînent leurs maris et/ou petits amis en boutique pour se procurer des accessoires BDSM et ainsi recréer les scènes chez elles.
Neuf Semaines et demie, livre publié sous pseudonyme en 1979, écrit par Elizabeth McNeill, a lui aussi été l'objet d'un film à succès (1986), avec Mickey Rourke dans le rôle de l'impitoyable et pervers banquier (un autre M. Grey) et Kim Basinger dans celui de la jeune ingénue qui va s'adonner à tout un tas de galipettes impliquant le BDSM et le contenu du réfrigérateur de Mickey Rourke.
Histoire d'O, de Pauline Réage (en réalité Anne Cécile Desclos) est sorti quelques décennies auparavant, en 1954. Un livre d'ailleurs beaucoup plus poussé dans ses thèmes de bondage et de discipline que les autres ouvrages mentionnés jusqu'à présent, mais avec une valeur littéraire bien supérieure. Les protagonistes masculins ne portent qu'un seul nom ou titre (comme René ou Le Comte) et se livrent à des rituels BDSM extrêmes, impliquant le marquage au fer rouge dans des châteaux extravagants.
Vénus Erotica a été rédigé dans les années 1940 – mais n'a été formellement publié qu'en 1977 – par Anaïs Nin (entre autres). Ce livre est un peu plus complexe, d'une part parce qu'il s'agit d'un recueil de nouvelles, et de l'autre parce qu'il a été écrit – par plus d'une personne – pour un collectionneur dont les sensibilités n'étaient typiquement pas féminines.
Dans la préface – tirée de ses journaux intimes –, Anaïs Nin s'adresse au mécène en ces termes : « Cher collectionneur. Nous vous détestons. Le sexe perd tout son pouvoir et toute sa magie lorsqu'il devient explicite, abusif, lorsqu'il devient mécaniquement obsessionnel. C'est parfaitement ennuyeux. Je ne connais personne qui nous ait aussi bien enseigné combien c'est une erreur de ne pas y mêler l'émotion, la faim, le désir, la luxure, des caprices, des lubies, des liens personnels, des relations plus profondes qui en changent la couleur, le parfum, les rythmes, l'intensité. »
Un matériau très riche pour un scientifique du sexe, mais pour ne pas déborder du cadre de cet article, notons simplement que, parmi les nouvelles, nous trouvons des personnages comme Le Baron, et dans des histoires comme Le Basque et Bijou, des thèmes BDSM. L'heure n'est pas ici à la critique littéraire, mais si vous avez envie d'érotisme « explicite, abusif [et] mécaniquement obsessionnel » alors votre écrivain BDSM de prédilection sera le marquis de Sade, pas une autrice.
Un jeu psychologiquement bon
Qu'est-ce que tout cela signifie ? Souvent, les hommes se plaignent que les femmes ne leur disent pas ce qu'elles veulent mais, ce qui est plus exact, c'est qu'ils ne les croient pas vraiment lorsqu'elles exposent leurs désirs. Ou, peut-être, qu'ils ont peur de ne pas pouvoir répondre à leurs attentes. Les femmes ne sont pas tenues de fournir des cibles statiques à l'ardeur masculine. Notamment parce que de telles cibles sont trop faciles à plumer.
Une fois passée l'agitation autour de chaque livre, nous l'oublions jusqu'à la prochaine version. Comme si notre culture était prise d'amnésie collective. Dans tous les cas, Cinquante Nuances de Grey n'est pas, loin s'en faut, un « fantasme de viol ». Tout d'abord par ses interminables passages (que Dieu me vienne en aide, j'ai dû tous les lire pour mon travail ; non, sérieusement, c'est le cas) de négociations contractuelles entre les deux membres du couple.
En outre, cela correspond au fait que de nombreux clubs orientés BDSM sont de nature matriarcale. Les hommes célibataires n'y sont généralement pas les bienvenus, et tout type qui mettra une femme mal à l'aise sera congédié sans fioriture ni débat.
De plus, et contrairement à ce que l'on peut souvent croire, les personnes à la sexualité ouvertement SM ne sont pas plus susceptibles de brutaliser leurs partenaires que les non-pratiquants. Au contraire, non seulement les membres de la communauté BDSM sont généralement obsédés par des questions comme le consentement et l'adaptation aux préférences de leurs partenaires, mais les preuves sont solides pour affirmer que ceux qui arrivent à séparer leur riche vie fantasmatique de la réalité sont (en général) des individus tout à fait sains d'esprit. Le jeu est psychologiquement bon pour nous, à condition que nous sachions qu'il s'agit d'un jeu. Et ceci est un jeu.
Pour reprendre la description du célèbre sexpert Dan Savage, « c'est comme jouer au gendarme et au voleur, mais sans pantalon ». Bien sûr, il existe des gens qui essayent de faire croire que leur brutalité sexuelle était voulue par un partenaire, mais ils sont faciles à repérer.
Déjà, parce que le consentement ne signifie rien pour ces psychopathes. Soit une raison de ne pas confondre les deux et de ne pas croire qu'une femme qui fantasme de soumission sexuelle féminine est une énième preuve du patriarcat ou de la misogynie intériorisée. Ce qui est, en plus du reste, franchement insultant pour les femmes ayant de tels fantasmes.
Différence entre fantasme et réalité
Car cela signifie seulement que certaines qualités désirables des partenaires sexuels masculins – notamment le caractère dominant, la fiabilité, le statut, la désirabilité et l'engagement – et certains schémas de réponse – c'est-à-dire la mise à l'épreuve de ces qualités et d'une façon difficile à simuler – font partie de la boîte à outils sexuelle naturelle de la femme humaine.
Comme nous le savons, les femmes sont plus exigeantes que les hommes en raison de l'asymétrie de l'investissement reproductif. Les femmes peuvent se retrouver (littéralement) avec un bébé sur les bras, alors comment s'y prendre pour tester, voire imposer, l'engagement d'un partenaire ? Le scénario BDSM offre une série de solutions, celle de la destruction mutuelle assurée en cas de désertion. Et, comme indiqué plus haut, cela se produit ailleurs dans la nature.
Voyez le calao. Ces magnifiques oiseaux vivent dans les régions tropicales et subtropicales. La femelle qui s'accouple, comme toute dame sensée, a choisi son fiancé parmi ses rivaux sur la base de la tonitruance de ses cris et des couleurs extravagantes de son bec. Sauf que les cris forts et les couleurs vives, aussi sexy soient-ils, ne sont pas suffisants pour la progéniture très dépendante qu'elle s'apprête à mettre au monde.
La femelle se rend donc tributaire du mâle en l'aidant à construire un mur de boue avec son bec et à l'enfermer derrière avant de pondre leurs œufs. Ainsi emmurée, elle effectue également une mue complète. Le calao mâle n'a plus d'autre choix que de subvenir aux besoins de la femelle et de ses œufs.
S'il partageait ses ressources avec une autre femelle, la première mourrait, emportant avec elle son patrimoine génétique. Cette dépendance extrême de la part de la femelle oblige donc le mâle à s'investir. De même, le BDSM repose sur des bases de confiance, de dépendance et d'échange de pouvoir.
On notera d'ailleurs que cette femelle calao, en apparence soumise, est loin d'être ingénue. Les femelles calaos ont pour habitude de s'attaquer aux serpents et aux varans, qui font se carapater les mâles, et participent activement à leur propre emmurement et dépendance. Les humains peuvent avoir des liens, des pratiques et des symboles de sujétion et de propriété plus élaborés, mais la logique n'est pas si différente.
Bien entendu, tous les ouvrages érotiques créés par des femmes (humaines) ne tournent pas autour de la dépendance, de la domination et de la dévotion. Reste que ces thèmes sont parfaitement faciles à comprendre et à intégrer dans la théorie biologique. De plus, il devrait être clair que toute analyse simpliste et unidimensionnelle des relations de pouvoir peinera à leur donner un sens pertinent. Qui dirige vraiment les opérations ?
Il n'y a rien d'intrinsèquement pathologique dans ces activités tant qu'il s'agit d'adultes consentants saisissant la différence entre fantasme et réalité. Enfin, gardez les yeux ouverts. Dans une quinzaine d'années, un livre écrit par une femme sur une thématique BDSM rencontrera un succès phénoménal et rapportera des millions sans crier gare. Cette fois-ci, essayez d'avoir un temps d'avance.
* Robert King est professeur de psychologie appliquée à l'University College de Cork, en Irlande. Son blog, Hive Mind, est hébergé par Psychology Today.
SOURCE : https://www.lepoint.fr/sciences-nature/pourquoi-les-femmes-fantasment-d-etre-soumises-31-05-2023-2522519_1924.php
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